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Requins à La Réunion

-une tragédie moderne-

Guy Gazzo : légende les flots réunionnais

(propos recueillis fin 2012, et réactualisés, dans le cadre des témoignages complémentaires au livre "requins la Réunion une tragédie moderne")

Guy Gazzo est enseignant à la retraite, arrivé à l’île à Réunion en 1964, amoureux de la mer, apnéiste et pêcheur sous-marin reconnu, plongeur confirmé. Il est également instructeur dans ces 3 disciplines : plongée en scaphandre, apnée, et pêche sous-marine.
Impliqué depuis de nombreuses années dans le milieu associatif de la plongée et de l'apnée, c'est lui l'nstigateur et formateur des vigies marines dans le cadre du programme de surveillance des activités nautiques. Responsable du programme de marquage des requins en apnée, entre 2011 et 2013, pour le Comité Régional d’Etudes et Sports Sous Marins (CRESSM) dont il est un des représentants et membre de longue date).

Question 1 : Vous qui êtes spécialiste dans le domaine des activités subaquatiques, pouvez-vous nous décrire les interactions entre les requins et les pratiquants de ces activités dans l'océan ?

Schématiquement on peut distinguer :
1-Les plongeurs en scaphandre (bouteilles) qui n’ont rien de particulièrement attractif pour les squales, et dont les émissions de bulles les tiennent généralement à distance. Leurs palanquées ont très rarement l’occasion d’observer des requins.
2-Les apnéistes n’ont rien pour les attirer, mais rien non plus pour les repousser. Si un squale leur rend visite, ils ont plus de temps pour l’observer. Un débordoir peut leur être utile ces temps-ci.
3-Les pêcheurs sous-marins, en raison des vibrations émises par leurs prises, attirent les requins qui se trouvent à proximité. Ils ont assez souvent à gérer ce type de rencontres. Leur arbalète leur permet, en dernier recours, de se débarrasser d’un squale récalcitrant. Un dispositif amovible leur évite d’occasionner une blessure grave au requin et assure la récupération de leur flèche.  Ce sont les meilleurs observateurs.
4-Les surfeurs, ne sont pas équipés de masques, et de ce fait ne réagissent pas à l’approche d’un squale. Ils peuvent alors être perçus comme des proies potentielles, d’autant que leur silhouette peut être confondue avec celle d’une tortue. Leur démarrage sur une vague s’apparente à une fuite et peut déclencher une attaque.

Question 2 : Si la pratique de la pêche sous-marine permet des rencontres fréquentes avec les squales, cela signifie que ce sont les pêcheurs sous-marins qui sont les mieux placés pour déterminer la présence ou l’absence de ces prédateurs dans une zone. Vous qui avez pêché régulièrement depuis près de 50 ans dans la zone balnéaire et sur tout le pourtour de l'île, que pouvez-vous nous dire sur l'évolution de la population de squales aux abords de nos côtes ?

D'après ma propre expérience, et celle de l'ensemble des pêcheurs sous-marins que je côtoie régulièrement, la situation actuelle est très différente de celle que nous avons connue par le passé.
Autrefois nous rencontrions diverses espèces de requins, surtout dans le Sud, l’Est, le Nord…très peu sur la côte Ouest. Nous étions très vigilants dans des zones comme Grand Bois, St. Philippe, St. Benoit, St. Denis…beaucoup moins à Boucan ou St. Gilles.
Nous ne connaissions pas le bouledogue qui n’a été identifié qu’en 1994. Les accidents étaient beaucoup plus rares, et ne concernaient pas la côte Ouest. Actuellement c’est sur cette zone qu’ils se multiplient avec une population exclusive de bouledogues. Les espèces moins agressives semblent avoir déserté la zone. 
 Avant la mise en place de la réserve actuelle en 2007, les pêcheurs sous-marins ont pu observer la présence régulière d’un ou deux bouledogues entre St. Gilles et Boucan, sans qu’ils soient particulièrement agressifs. Depuis ils semblent s’être multipliés et leur comportement a changé : tout se passe comme si, ayant le champ libre, ils s’étaient approprié la zone. Avec la disparition des pêcheurs sous-marins il devient difficile de suivre l’évolution de cette population.

Question 3 : Concernant les surfeurs, votre avis sur la recrudescence des attaques dans la zone balnéaire ? Certains évoquent la confusion avec une tortue ? (question d'actualité fin 2012 devenue incongrue en 2017)

 En 1985, j’ai participé à un lâcher de 2500 tortues juvéniles sur la zone de St. Gilles les Bains. Cette action avait été menée pour repeupler les abords de l'île, les tortues vertes étant devenues extrêmement rares. Elles étaient pêchées essentiellement pour être naturalisées et vendues aux touristes. Il n'est pas certain que ces tortues aient toutes survécu, ni qu’elles soient revenues pondre sur nos côtes, mais on observe une augmentation importante de cette population sans doute en relation avec l’extension des herbiers aux abords immédiats de nos récifs. D'autres avancent la théorie selon laquelle ce sont les apports importants d'eau douce et l’utilisation de produits chimiques en amont, qui favoriseraient la croissance des algues, et qui sédentariseraient de nombreuses tortues de passage dans la zone.
Des études récentes ont établi la relation alimentaire existant entre les tortues marines et les gros requins. Une confusion alimentaire est possible, dans la mesure où, vu de dessous, un surfer ressemble beaucoup à une tortue. Mais cela n’explique pas toutes les attaques.  

Question 4 : Mais alors que les attaques semblent incriminé essentiellement des bouledogues, il semble que ce soit plutôt les requins tigres qui consomment le plus de tortue ?

-Effectivement, la dentition et la mâchoire des tigres permettent à ces derniers de s'attaquer à des tortues plus grosses. Le bouledogue, étant un requin côtier, il reste néanmoins le mieux placé pour s'intéresser à cette proie. Il choisirait ainsi des spécimens plus petits, ou selon une technique propre aux squales, blesserait sa victime en l’amputant d’une patte et attendrait qu’elle s'affaiblisse pour terminer sa besogne.

Question 5 : Que sait-on de l'alimentation de ces requins ? Beaucoup de spécialistes de l'Hexagone ont même évoqué le fait que les attaques sur les surfeurs sont dues au fait que celui-ci ressemble à un phoque ? (question d'actualité fin 2012 devenue incongrue)

- Cette théorie peut expliquer des attaques dans les eaux froides d’Australie ou d’Afrique du Sud, où les requins peuvent s’alimenter majoritairement de phoques…Ce n’est pas le cas à La Réunion. On sait très peu de choses sur l'alimentation des requins à la réunion. Les rares spécimens pêchés ont très souvent l’estomac vide…
 
Question 6 : lors des dernières attaques, on constate que les planches n'ont pas été touchées, le surfeur pourrait-il être entré au menu de ces squales ? De plus en plus de gens évoquent même la théorie d'un groupe de requins tueurs, ayant pris le « goût du sang », qui roderaient aux abords immédiats des cotes ?

-Pour que l’homme figure au menu des squales, il faudrait que ces prédateurs aient régulièrement l’occasion de se nourrir de cadavres. Cela ne peut se produire que dans des circonstances exceptionnelles et ponctuelles… Cependant, il n’est pas exclu, qu’après avoir eu un contact positif avec la chair humaine, un requin ait une propension à renouveler l’expérience si l’occasion se présente à nouveau assez rapidement.
Le requin, en présence d’une proie potentielle inconnue, utilise généralement les cellules sensorielles de son museau pour évaluer l’intérêt  qu’elle peut présenter. Mieux vaut être équipé d’une combinaison complète si on est l’objet d’une analyse de ce genre…le contact avec une combinaison ne doit rien avoir d’attractif…

Question 7 : Votre avis concernant les facteurs évoqués pour expliquer la présence accrue des squales ?

Si les bouledogues se sont installés dans la zone où ils ont multiplié leurs attaques, c’est qu’ils y trouvent des conditions d’existence ou de reproduction favorables et qu’ils veulent s’approprier ce territoire. Plus le temps passe et plus ils s’y sentent « chez eux ». Ils ont chassé les autres espèces de requins qui étaient inoffensives, et semblent vouloir défendre leur territoire.
C’est la conjonction de plusieurs facteurs spécifiques à cette zone, qui, à mon avis, est à l’origine de ce déséquilibre. Chaque élément, pris séparément ne peut expliquer leur présence ni leur agressivité : présence d’une ferme aquacole, d’une réserve dont les bouées de délimitation concentrent du poisson, de ravines et d’eau douce (basculement des eaux), disparition de la pêche sur la zone y compris celle des requins qui ne peuvent être commercialisés, pollution entraînant la prolifération d’algues et de tortues, surpêche au large….    

Question 8 : Que pensez vous de l'argument invoqué concernant l'augmentation du nombre de pratiquants pour expliquer l'augmentation des attaques ? (question d'actualité fin 2012, et argument toujours manipulés en 2017 malgré la désertion de nos rivages)

 A mon avis, plus on est nombreux dans l’eau et moins on risque ; c’est l’individu isolé qui est en danger. Par contre si on cherche de nouveaux spots ou que l’on surfe à une heure où il y a peu de monde dans l’eau, on prend des risques. Effectivement, l'augmentation des sites de pratique du surf dans la zone balnéaire, pourrait avoir favorisé les rencontres des requins avec l'homme. Cela ne peut cependant pas tout expliquer : les activités aquatiques étaient nombreuses auparavant dans toutes ces zones. On ne peut invoquer le passé en disant " il y a toujours eu des requins", pour minimiser le risque requin actuel : nous avons à faire à deux mondes différents.

Question 9 :  Que pensez-vous des traversées médiatiques de Monsieur Dérand, représentant la fondation Brigitte Bardot ? (question d'actualité fin 2012 devenue incongrue depuis mai 2013 où Didier Dérand cessera ses provocations)

 Monsieur Dérand a le courage d’aller au bout de ses convictions. Il a voulu montrer qu’on a peu de chance de rencontrer des requins dans la pratique de l’apnée. Dés l’instant où on a un masque sur le visage, on n’est plus exposé directement au risque requin. Mais il ne faudrait pas que les baigneurs qui ne sont pas équipés de masques et ne voient pas ce qui se passe sous l’eau, pensent qu’ils sont en sécurité. Tous ceux qui ont été attaqués étaient dans cette situation !
Le requin n'aime pas être observé ; il préfère surprendre…

Question 10 : Où en êtes vous dans votre programme de marquage ? (programme cessé en 2013)

 Le programme est actuellement interrompu pour plusieurs raisons.
La saison n’est pas très favorable ; nous sommes gênés par le vent tous les après-midi.
Les squales se sont habitués au « craquage de bouteille » trop utilisé ; ils ne réagissent plus comme au début.
Nous envisageons d’autres techniques, encore faut- il qu’on nous autorise à les utiliser.
Personnellement j’ai mon moteur en panne depuis deux mois et j’ai entrepris des travaux qui me laissent peu de temps.
La formation des vigies qui a donné d’excellents résultats, nous a pris beaucoup de temps.
Actuellement nous envisageons l’utilisation d’un hydrophone sous-marin pour l’observation et le marquage des requins. Nous attendons la livraison de ce matériel qui devrait nous permettre l’utilisation d’un protocole plus performant et mieux adapté...  

Question 11 : vous aviez participé activement aux réunions de concertations organisées par la DIREN (ex DEAL, sous la direction de Anne Liautaud) avec les différentes catégories d'usagers de la mer, préalablement à la création de la réserve marine ?
Vous aviez mis en garde publiquement les concepteurs de la réserve sur le danger que pourrait constituer la création d'une zone protégée aussi grande.
En supprimant la présence humaine, notamment les activités de pêche en apnée, et en augmentant la ressource, vous aviez évoqué le risque d’un accroissement de la population de squales dangereux au niveau de la zone balnéaire, que pouvez-vous nous en dire maintenant, cinq ans après la mise en place de celle-ci ?

J'ai depuis longtemps, à travers mon implication dans les associations de pêcheurs sous-marins, tenté de contribuer à la réalisation de différents projets de réserves marines.
Notre première intervention date de 1975, où nous avions proposé la création de trois réserves sur le pourtour de l'île, destinées à la préservation de trois biotopes différents.
Nous n’avons eu aucun retour des autorités contactées à cette époque.
En 1985 nous avons dénoncé l’utilisation nocive des réserves tournantes ; elles ont été supprimées depuis.
Une bonne réserve est une réserve qui fonctionne et remplit ses objectifs. Ceux de notre réserve étaient la préservation du récif corallien. Or on voit progressivement l’algue gagner sur le corail dans nos lagons ; ce n’est pas le résultat escompté. On a réglementé les activités au lieu de mettre un terme à la pollution : c’était sans doute plus facile. En supprimant des activités comme la pêche, le poisson est devenu plus abondant et les requins aussi… dans une zone balnéaire… 
Nous avions émis des réserves sur le zonage, mais notre participation n’a servi qu’à cautionner l’avancée des démarches de mise en place. Un recours en Conseil d’Etat a été inutile
On peut considérer que la réserve sous sa forme actuelle constitue un « déséquilibre »dont personne n’admet avoir la moindre responsabilité.
Si nous avons été aimablement écoutés, nous n’avons pas été pour autant entendus.
J’avais effectivement signalé, lors d’une réunion de travail, qu'en instaurant une réserve sur une zone aussi large, on risquait de créer un déséquilibre, et que le risque de voir la population de requins augmenter, ne devait pas être écarté. Je n’aurais jamais imaginé à l’époque, que cette augmentation de population ne concernerait qu’une seule espèce de requins.
Cette mise en garde n’a pas été mentionnée dans le procès verbal de la réunion.