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Requins à La Réunion

-une tragédie moderne-

Interview d'un chasseur sous-marin expérimenté

 Bernard Seret, grand spécialiste français des requins, de IRD, indiquait qu’il a découvert la biologie marine à travers son activité de chasseur, et que la chasse sous-marine est une très bonne façon d’appréhender le comportement des poissons (France inter le 5 janvier 2013).

Au-delà des préjugés, un chasseur est un observateur privilégié de la vie marine. Contrairement aux plongeurs bouteilles, évoluant en palanquée bruyante et dont les bulles effraient les poissons. Tout à l'inverse, un pêcheur en apnée est obligé de se comporter comme un véritable poisson pour être efficace, en respectant les règles de ce milieu (mimétisme, patience, et approche prudente)

 C'est la catégorie d'usagers qui rencontrent le plus souvent les requins, car ces derniers peuvent être attirés par curiosité, ou venir revendiquer leur territoire de chasse face à des concurrents prédateurs (humains).

 

Interview de Yannick Vaissette

(propos recueillis fin 2012, et réactualisés, dans le cadre des témoignages complémentaires au livre "requins la Réunion une tragédie moderne")

 Enseignant,né en 1968, arrivé à l’ile à Réunion en 1968, du coté de Saint Benoît, pêcheur en apnée confirmé, ayant chassé jusqu'à 40m de profondeur (plusieurs fois champion de la réunion, membre de l'équipe de France pendant 15 ans dont 6 ans en « élite » avec des compétitions internationales un peu partout dans le monde.

 

  •  Question 1 : vous êtes le pêcheur en apnée le plus titré de l'île de la Réunion, mais vous êtes aussi un surfeur. Il y a des surfeurs qui sont aussi des pêcheurs, pensez-vous que ce sont deux passions complémentaires ?

  J’ai eu ma première planche de surf à 12 ans et j’ai commencé l’activité surf aux roches noires, à St Gilles en 1980. Je me suis mis à la chasse sous-marine dès 16 ans, en 1984, toujours aux roches noires et à boucan canot, avec mon ami Nicolas Hoarau.
A l’époque, nous faisions la route avec nos parents depuis saint Benoit, où nous habitions, chaque week-end, et pour y passer nos vacances.

 Autant dire que nous passions tout notre temps dans l’eau !
Les seules « choses » que nous craignions à cette époque étaient les staphylocoques et les otites en période de fortes pluies quand les ravines coulaient.

 Au-delà des aptitudes et capacités physiques différentes, la chasse et le surf sont des activités complémentaires. Lorsque la mer est calme, on chasse, et lorsqu'elle est agitée, on surfe.

 La chasse permet de bien connaître le milieu marin, et lorsqu'on est en surface sur sa planche, c'est toujours plus rassurant d'avoir la connaissance des fonds environnement.

 

  • Question 2 : vous avez pêché très régulièrement depuis 1984 dans la zone balnéaire, est-ce que vous y avez perçu un risque requin ?

Le « problème » requin ne se posait pas dans cette zone dans les années 80 à 2000 ; les anciens allumaient même leurs phares la nuit pour y voir plus clair et pouvoir surfer.
Les plages de l’ouest étaient considérées comme sûres à l’exception des forts courants en période de très forte houle…

Le risque dans cette zone a forcément évolué de façon considérable.

 Avant, par exemple, lorsque les conditions de houle cyclonique de nord se présentaient, c’est toute la réunion du surf qui se retrouvait sur la zone de la première attaque, à Saint-Gilles.

 Tout le monde était à l’eau, du levé du jour au coucher du soleil, il n'était pas rare de compter plus d'une centaine de surfeurs répartis sur cette zone. Sûrement même qu’il y avait dans ces moments plus de monde dans l'eau dans les années 90, qu’a la fin des années 2000. Et pourtant il n'y a eu aucune attaque durant toute cette période, malgré ces conditions de mer parfois particulièrement propice à des attaques !

C'est une des raisons qui me fait penser que, l'argument invoqué régulièrement de l'augmentation du nombre de pratiquants pour justifier l'augmentation des attaques n'est pas valide à la réunion.
Après plus de 30 ans de pratique de la chasse sous-marine à haut niveau j’ai pu rencontrer à de nombreuses reprises des requins bouledogues, tigres, et autres …….

Jamais il ne m’est arrivé d’en rencontrer sur les zones concernées par les attaques excepté de petits pointes blanches de récifs en de rares occasions et ce, il y a bien longtemps, puisque quasi disparus depuis…déjà très peu nombreux à l’époque…
Ma seule observation de bouledogue sur la zone roches noires /boucan a eu lieu en 2006, six mois à un an avant la fermeture définitive à la pratique de la chasse et après 15 ans de « parc marin » de part et d’autre de la zone.

  Je pense que le « no man's land » créé par la forme actuelle de la réserve, en réduisant à zéro la présence humaine (chasseurs sous- marin, pécheurs, etc.) a largement contribué à mon sens, au retour de ces grands prédateurs, qui faisaient jusque-là le tour par les grandes profondeurs afin d’éviter les rencontres avec l’homme…..

  • Question 3 : pouvez-vous évoquer ton expérience avec les requins à la réunion ? Le premier bouledogue recensé date de 1993, et il y a un débat actuellement concernant l'absence de requins de récifs sur nos côtes, que pouvez-vous nous en dire ?


Toutes mes rencontres réunionnaises avec de gros requins (bouledogues essentiellement !) se sont faites entre sainte rose et étang salé en passant par saint Philippe, de très au bord à des profondeurs de 40 m et plus…

La plupart du temps, ce sont de simples rencontres sans suite, le ou les requins restent à bonne distance. Et lorsqu'ils s'approchent un peu trop près par curiosité on se retrouve dans l’obligation de faire face pour intimider l’animal ou de les effrayer pour les voir disparaître à toute vitesse. Le requin est d’un naturel craintif.

Le requin bouledogue semble être présent depuis longtemps sur nos côtes, les plus anciens chasseurs l’appelaient le « gros requins noir ».

Pour les requins de récifs, je n'en ai jamais croisé beaucoup, comme cela est pourtant le cas dans la plupart des autres îles. Sûrement est-ce dû à l'absence de plateau corallien à la Réunion.

C'est souvent après le fléchage d'une carangue qu'ont eu lieu ces rencontres. Ils sont particulièrement attirés par les sons de détresse produits par ce poisson.

C'est d'ailleurs avec une technique consistant à froisser une bouteille en plastique, "imitant" le son de ce poisson en détresse, que l'on peut maintenant très facilement attirer et observer des gros requins dans la zone balnéaire.

C’est là le signe évident d'un changement.

Yannick Vaissette avec un Denti, en Méditerranée

 

  • Question 4 : Vous avez grandi à Saint Benoît, ville située sur la côte est de l'île, qui a été le lieu de trois attaques de requins, malgré un très faible nombre de pratiquants dans cette zone. C'est un endroit réputé du fait de la très chez forte turbidité de l'eau, pouvez-vous nous parler de votre expérience dans cette zone ?

 Il faut préciser tout d'abord que ces 3 attaques sont récentes (2004, 2010, 2012), et je n'ai pas été témoin de l'évolution récente de cette zone.

 J'ai commencé à surfer à Saint-Benoît en 1982, au spot du « butor », puis aux spots de la gare découvert en 1987 lors du passage du cyclone Clotilda.

 C’était un endroit considéré à risque de part la qualité de l’eau (il pleut énormément sur cette zone, l’eau est très souvent turbide).

 Malgré cela, nous avons surfé très régulièrement sont jamais avoir de soucis.

 Peut-être étaient-ils plutôt farouches, ou moins nombreux que maintenant…

 En tous les cas, des requins il y en avait… Il y avait deux frères passionnés de pêche qui en capturaient régulièrement fin 1980, début 1990 avec des palangres reliées à des gros bidons (principe des Drum Lines), ou directement du bord, en attachant la ligne avec un vacoa.

 

  • Question 5 : justement, beaucoup de gens invoquent les apports d'eau douce sur la côte ouest comme une des raisons principales pouvant expliquer l'augmentation du nombre de requins, qu'en pensez-vous ? Et se que c'est selon vous un facteur susceptible d'expliquer cette situation inédite ?

  Je ne crois pas à cette théorie, ou alors elle ne peut pas tout expliquer.

 Comment expliquer que dans l'est, où il pleut presque tous les jours, et où les ravines déverse des milliers de m³ d'eau douce quotidiennement dans l'océan, on n'a jamais constaté une aussi forte présence de squale dans cette zone, par rapport à la situation actuelle de la zone balnéaire.

 N'importe qui peut en faire l'expérience : allez pêcher dans l'est, et aller pêcher devant Saint-Gilles, et vous constaterez par vous-même ou il y a plus de requins en ce moment.

 Concernant l'urbanisation et les rejets de pollution, l'exemple de la zone de Saint Philippe, est particulièrement parlant. Le taux d'urbanisation y est extrêmement faible, c'est une zone désertique, sans pollution, avec très peu de rejets d'eaux usées, et pourtant c’est celle qui est historiquement connue pour abriter la plus forte population de requin de l’île !

 Il n'y a donc, à mon sens, dans ce cas précis je pense aucune corrélation entre pollution/urbanisation et présence de squales.

 

  •  Question 6 : vous vivez dans le sud de l'île depuis plusieurs années, zone concernée depuis 1988 par des attaques de requins. Vous y avez surfé régulièrement, et en 2006, vous avez sorti de l'eau Sébastien Emond au pic du diable, au péril de votre vie, alors qu'il venait d'être victime devant toi d'une attaque de requin, qui s’avéra mortelle. Pouvez-vous nous donner votre ressenti sur ce type d'expérience particulièrement éprouvante ?

  C'est forcément une expérience traumatisante.

 C’était un endroit réputé dangereux, comme à chaque fois que nous surfions ce spot, nous étions particulièrement attentifs aux conditions.

 Et justement ce jour-là, la houle était consistante et l'eau plutôt turbide, nous avions choisi de nous mettre à l'eau en milieu de matinée, le soleil était haut et il faisait beau, il n’y avait pas eu de pluies.

 Au au-delà de la réputation de ce lieu, cela reste une des attaques qui allait particulièrement à l'encontre des aprioris, selon lequel les requins n’attaquent qu'à la tombée du jour.

 Je ne souhaite à personne de vivre une telle expérience, et pourtant depuis la dernière vague d'attaques, le nombre d'intervenants et de témoins a fortement augmenté, du fait de la localisation des attaques dans la zone balnéaire. Ce sont des plages bien plus fréquentées que celles des zones isolées qui ont été le théâtre des précédents drames, même si depuis le nombre de pratiquants a très fortement diminué depuis 2011 dans les zones populaires.

 

  • Question 7 : Nous imaginons que c'est un traumatisme qui ne s'oubliera jamais ? Et pourtant vous avez continué à surfer suite à cela ?

 Cela a été une période difficile, associé à un autre événement familial tragique. J'ai suivi uniquement au début un traitement avec des médicaments qui n'ont permis de tenir le coup.

Plusieurs mois après, j'ai rencontré une psychologue qui effectuait une étude sur les témoins d'attaque de requin. Suite à cette rencontre, elle m'a orienté vers un psychiatre spécialisé dans les morts « violentes ».

J'ai suivi ainsi une thérapie qui m'a fait revivre toutes les sensations au plus près cet événement (les bruits, les odeurs…). J'ai eu pour chance de ne pas avoir fait trop de cauchemars suite à cet accident, ce qui apparemment facilite la « guérison ».

Je pense que chaque personne vit un tel drame en fonction de son expérience personnelle et de ses dispositions psychiques.

Peut-être que ma longue expérience de pêcheur, avec des poissons parfois imposants, mon habitude de voir du sang dans l'eau m’a quelque part rendu moins sensible à une telle tragédie, me préservant peut-être ainsi d'un choc émotionnel plus important.

J'ai repris le surf un an après, en évitant définitivement le spot du pic du diable. Et j'ai régulièrement œuvré pour convaincre les plus téméraires de mes amis à en faire de même.

Je resurfe depuis régulièrement en étant bien conscient du risque, mais sans être terrorisé, et en me protégeant à ma manière (répulsif électrique, choix des créneaux horaires et des conditions).

 

  • Question 8 : que pensez-vous de tous ces champions d'apnée, fred Buyle, Pierre Frola, qui militent pour la protection des squales dans le monde, et à la Réunion ? Que pensez-vous du fait qu'ils utilisent des démonstrations médiatisées d'approche de squales, de manipulation, allant même jusqu'à les caresser devant les caméras, pour gommer l'image de prédateur mangeur d'hommes ?

  Ces apnéistes ne sont pas vraiment en contact avec notre réalité, à la Réunion, où l'attaque de requin n'est pas un mythe, le requin n'est pas un animal de compagnie comme ils tentent de nous le prouver régulièrement.

Parfois on les voit plonger dans un aquarium, avec des animaux repus et déjà largement habitués à la présence humaine.

On peu voir ces apnéistes côtoyer des espèces dangereuses, mais la plupart du temps des endroits où les requins sont habitués à la présence humaine, et dans tous les cas avec des spécimens dans le comportement a été préalablement identifié comme "débonnaire".

Pour moi, le requin reste un prédateur dangereux, et je me demande quel est leur intérêt à vouloir sans cesse le faire passer pour un animal inoffensif.

Je veux en exemple du requin bouledogue qui a été introduit juvénile dans l'aquarium de Saint-Gilles à la réunion. Au bout de quelques années, il est devenu tellement agressif, qu’il a tué les autres pensionnaires et a dû être abattu à son tour.

Les chasseurs ne sont pas forcément très populaires dans le milieu des apneistes car nous sommes des pêcheurs. Je tiens à préciser que nous sommes respectueux de l'environnement, la chasse en apnée a l'énorme avantage, par rapport aux autres pratiques de pêche, de permettre un ciblage des prises en fonction de l’espèce, de la taille et du poids.

 

  • Question 9 : vous avez participé aussi aux réunions préalables à la création de la réserve marine en 2006, Que pouvez-vous nous en dire ?

Le but annoncé de cette réserve était de protéger les récifs, qui se trouvent sur des faibles profondeurs. Nous avions demandé à conserver un accès pour la pêche dans les zones de moyennes profondeur. Mais cela nous a été refusé, et toute la zone a été interdite à la pêche jusqu'à -50 m de profondeur, pour s'assurer que la zone ne présente plus d'intérêt pour les chasseurs tout en éviter les fraudes.

 Je me souviens aussi que Mr Gazzo avait mis en garde sur le retour possible des requins avec un tel dispositif, ce qui avait fait rire les décideurs de l'époque.

Nous avons participé à beaucoup de réunions de consultation préalable à cette époque en 2006, et au final ils n'ont pas tenu compte de notre avis.

 

Yannick Vaissette en couverture du magazine francais "APNÉA" du 1er septembre 2003