Extrait complet des pages 207 à 211 du livre "Requins à la réunion une tragédie moderne"
Les « causes » des attaques demeuraient au cœur de tous les enjeux car elles déterminaient les solutions à mettre en œuvre. Il apparaît opportun de s’attarder sur les principales hypothèses explicatives296 promues par ce reportage, puisqu’elles correspondaient à celles défendues par les scientifiques, à savoir la saisonnalité de la présence des requins (en lien avec leurs mœurs), l’augmentation du nombre de pratiquants nautiques, et une urbanisation-pollution irraisonnée conduisant à un déséquilibre environnemental.
La conclusion principale de ce film indiquait ainsi : « Cette fois, les données sont implacables, à la Réunion, une partie des requins bouledogues sont saisonniers, ils disparaissent en été et reviennent en hiver ». Et cette saisonnalité s’expliquerait par un comportement lié à la reproduction selon les thèses préétablies du programme CHARC297 et selon ce même documentaire qui présentait en conclusion des images de gonades turgescentes.
Gonades turgescentes, bouledogue mâle.
« Cette vidéo m’apporte la preuve que les requins bouledogues s’accouplent en hiver à l’île de la Réunion. Et au vu de l’état de ce mâle, on comprend qu’en période de reproduction ces requins peuvent être agressifs. Je pense avoir résolu mon enquête, je retourne voir une dernière fois le patron de CHARC [...] On a à certaines périodes de l’année la présence de femelles ici [...] qui correspond à une période de reproduction où traditionnellement on a une compétition des mâles pour la reproduction des femelles, on est d’accord (oui) donc on a un comportement agressif forcément dans ces périodes là, plus agressif que d’habitude (oui) dans un milieu fortement dégradé (oui) ce qui inclut une compétition pour manger et puis des requins qui se rapprochent de la côte. »
Enfin le narrateur synthétisera sa réflexion qui avait obtenu l’acquiescement systématique du responsable de ce programme: « des requins bouledogues saisonniers qui viennent se reproduire en hiver à la Réunion, qui se retrouvent alors dans une quête alimentaire et une agressivité plus importante, voilà ce qui explique pourquoi la majorité des attaques ont lieu pendant le période d’hiver, entre mai et octobre. » Mais tous ces éléments aussi séduisants soient-ils ne résistaient pas longtemps à l’analyse : il était d’ailleurs effarant de constater que les hypothèses retenues allaient totalement à l’encontre des données disponibles.
Tout d’abord, rappelons que la simple analyse des dates de captures suffisait à discréditer de façon incontestable la thèse de la « saisonnalité » puisque 81,6% des bouledogues marqués l’avaient été au cours de la saison d’été austral298. Mais allons jusqu’au bout de ce raisonnement scientifique qui souhaitait à tout prix lier concentration des attaques en hiver et comportement des squales.
S’agissant de la plus grande agressivité hivernale associée aux mœurs, cette hypothèse était étayée par Fanny et Estelle dans le film. Les données présentées montraient que ces deux femelles bouledogues détectées en août 2012, étaient revenues dans l'île en avril 2013.
Il s’agissait selon les scientifiques d’un comportement lié à une phase de reproduction qui se déroulerait sur nos côtes chaque année au cours de hiver austral. Or il est communément établi chez les bouledogues une période de 12 mois de gestation, avec deux voire trois ans entre chaque portée. Cela voudrait dire que ces deux
femelles présentes à La Réunion pour s'accoupler jusqu’en septembre 2012 soit à la fin de l’hiver austral, reviendraient à nouveau au début de l’hiver suivant, fin avril 2013 pour se reproduire à nouveau ?
Cela représentait une période de huit mois entre les deux périodes de présence à la côte identifiées, ce qui voudrait dire qu’elles auraient été encore pleines à leur retour d’avril 2013, mais, comme cela est le cas dans le règne animal, les mâles ne s’intéressent pas aux femelles en gestation. Pourtant, cela n’empêcha pas ce film d’associer directement la présence de ces deux femelles à une « compétition des mâles » du secteur, finissant par occasionner une attaque.
De même, à l’opposé de ces postulats scientifiques, il est reconnu historiquement que les naissances ainsi que « Les accouplements vont de la fin du printemps à l’été avec une possibilité d’extension à l’année entière299. » Il est connu de tous que les captures des juvéniles à la côte par les pêcheurs sont concentrées entre décembre et mars à l’île de la Réunion, soit au cœur de l’été austral. Il en va de même pour les autres régions de répartition du boule- dogue de latitude similaire. Les périodes de naissance et de reproduction y avaient été établies en plein été300.
De même, s’agissant de la période des attaques, l’analyse comparative avec les autres pays de l’hémisphère sud concernés par ce même type de requins301 montrait une répartition plus large sur l’en- semble de l’année voire même à l’opposé concentré en été austral, période de vacances qui correspondait à celle d’une plus grande fréquentation côtière, et donc d’une plus grande probabilité d’accident.
Enfin, l’argument de requins qui se rapprocheraient des côtes du fait de la raréfaction des proies (en lien avec la surpêche) n’est pas une hypothèse crédible s’agissant dans notre cas de requins côtiers302 !
Mais qu’est-ce-qui pouvait expliquer alors la recrudescence d’attaques en hiver ici ?
Dès les premiers décès à la fin des années 1980, nous avions établi des hypothèses pour expliquer la plus grande fréquence des accidents. La principale raison communément admise expliquait les attaques par un phénomène de raréfaction des poissons durant la saison froide, poussant les requins en quête de nourriture à plus se rapprocher du rivage.
Mais j’avais songé à d’autres paramètres permettant d’affiner l’explication de ce phénomène. L’hiver à la Réunion les jours sont plus courts, le soleil moins haut, avec souvent des nuages qui accompagnent les flux d’alizés, et donc une moins grande luminosité. Ces conditions pourraient être favorables au maraudage diurne des bouledogues à la côte, rarement observés lors de fort ensoleille- ment303. De plus, l’été austral se caractérise soit par des houles petites et rares pendant lesquelles les pratiquants se cantonnent plus près du rivage, soit par des périodes cycloniques avec de fortes pluies occasionnant une eau boueuse, où la prudence renforcée voire « l’abstinence » d'activités nautiques sont de mise. A l’inverse en hiver, les trains de houles australes contraignent les pratiquants à de longues périodes de lutte contre le courant au large, les exposant bien plus au risque, de surcroît dans une eau rendue turbide par les sédiments brassés par les vagues.
Ainsi, conformément à notre propre analyse, les attaques pouvaient s’expliquer d'avantage par le bon sens ainsi que par la nature même des activités pratiquées plutôt que par un « comportement agressif lié à la reproduction ».
Au début des années 2000, le lien entre attaques et mœurs avait d’ailleurs été formellement réfuté dans le cadre d’une ana- lyse304, portant sur 20 années d’accidents, produite par le spécialiste local des requins. Ses conclusions de l’époque étaient sans appel : « les accidents survenus à l’île de la Réunion sont répartis équitablement tout au long de l’année [...] toutes les attaques de pêcheurs sousmarins sont survenues durant les mois d’été austral (de novembre à janvier), période durant laquelle cette activité est très pratiquée du fait de bonnes conditions météorologiques et de l’abondance de poissons. Les attaques de surfeurs et véliplan chistes semblent survenir plus fréquemment durant les mois de mars et juillet, période de l’année où sont réunies les meilleures conditions météorologiques (en termes de vague et de vents) pour la pratique de ces activités. Les attaques de baigneurs semblent survenir indifféremment selon la période de l’année. Si une sai sonnalité devait être évoquée, elle serait liée aux fluctuations du nombre de sujets exposés au risque (variant selon leur activité) mais non aux mœurs des requins présents.
C’était incroyable de lire de telles conclusions, qui allaient totalement à l’inverse de celle du programme scientifique CHARC. Et ni l’auteur ni personne d’autre d’ailleurs n’aura à aucun moment évoqué cette analyse qui aurait permis une approche critique indispensable des postulats retenus.
294) La présentation est visible ici : http://www.arte.tv/guide/fr/051911000/attaquesderequinsa lareunionlenquete.
295) Le dossier complet dans ce lien : http://future.arte.tv/fr/lesrequinspourquoitantdehaine
296) Conformément à l’étude scientifique, le film passait en revue - sans les retenir - l’ensemble des autres hypothèses explicatives, telle la ferme aquacole, le rôle de « garde-manger » de la Réserve Marine, ou encore l’effet DCP (Dispositifs de Concentration de Poissons) de ses bouées. Parmi nos hypothèses du terrain, seul l’arrêt de la pêche était évoqué, mais ni le « biotope exceptionnel » favorable au développement de la population des requins bouledogues, ni la désinhibition induite par la Réserve n’étaient abordés.
297) Op. Cit. 154.298) Op. cit. 153. Notamment les deux principaux requins étudiés, Fanny et Estelle, furent capturés en plein été austral le 10 février 2012.
299) Op. cit. 122. D’après les données disponibles à cette époque pour l’Afrique du sud, Australie, et Réunion notamment.
300) «Habitat ecology of the bull shark, Carcharhinus leucas, on urban coasts in eastern Queensland, Australia .» Thèse de Jonathan Mark Werry avril 2010 portant sur 1060 requins bouledogues péchés dans l’État du Queensland, latitude proche de la nôtre, parmi lesquels 59 femelles gravides. Les résultats, page 33, sont sans appel avec des embryons matures durant l’été, et en début de développement en hiver.
301) La répartition des attaques dans la région du Natal en Afrique du Sud (Op. cit. 21, p.15) où sévissent là-bas aussi les requins bouledogues, montre un pic au cours de l’été austral, à l’inverse de l’île de la Réunion. Par ailleurs, les études dans plusieurs régions (Floride, Australie notamment) montrent qu’ils sont moins présents durant l’hiver, ce qui conduit à une moindre probabilité d’attaque au cours de cette saison.
302) En plus des contraintes européennes en matière de gestion et de contrôle des pêches, la Réunion reste une des zones les moins impactées par la surpêche selon les données disponibles. Voir carten°23 des zones victimes de surpêche dans le monde : http://www.vox.com/2014/8/26/6063749/38 mapsthatexplaintheglobaleconomy Si la surpêche conduisait à des attaques, il y aurait des milliers de morts partout ailleurs dans le monde. Par ailleurs, même les spécialistes reconnaissaient les limites de cet argument. Exemple ici avec les propos de Bernard Seret tenu le 7 janvier 2014. (Op. cit. 148) : « Cette théorie de la surpêche, que les requins s’approchent, mais on ne parle pas des mêmes requins, ce que vous avez au large [...] vous avez du mako, du peau bleu, du requin soyeux, vous avez du longimanus, c’est des requins qui (ne) s’approchent pas de la côte. »
303) Ainsi, une des règles de prudence communément admise consiste à éviter la mise à l’eau au lever du jour, en fin de journée, mais également en cas de couverture nuageuse importante.
304) Op. cit. 30, p. 389.